Système Castafiore : Le monde est désespérant. Pas nous...

Enfants de Nijinski, d'Ubu et de Moulinsart, la danseuse Marcia Barcellos et le musicien Karl Biscuit s'emploient, avec Système Castafiore, à dynamiter la scène contemporaine.
"Un curieux équipage de psychodramaturges de catégorie B nous autorise à inventer toutes sortes de danses, à élaborer de savantes musiquettes, à disposer d'habiles décors, à concevoir de stupéfiants costumes, à mettre au point de mystérieuses boîtes à magie dans un esprit de transdisciplinarité. (...) Nous serons des organisateurs de confusion, des éradicateurs de mocheté (...), pour produire une série de tableaux hétéroclites où l'onirisme prend le pas sur la narration." Placée en exergue de La Semaine des quatre jeudis, leur nouveau spectacle, cette déclaration éclaire la place occupée par Système Castafiore dans le paysage de la danse d'aujourd'hui : ailleurs, à part, en marge, à l'ouest...

Ils ont pourtant l'air tout à fait paisibles et comme il faut, Barcellos et Biscuit. Le tandem s'est rencontré au sein du collectif Lolita, une famille d'artistes du début des années 1980 dans laquelle on retrouvait Dominique Boivin et Philippe Decouflé. Marcia Barcellos dansait pour Alwin Nikolais, Joseph (Karl) Biscuit faisait de la musique. Point de départ : Bruxelles, où le groupe de rock culte Tuxedomoon s'était installé. Marcia chantait avec eux. "A cette époque, raconte-t-elle, il y avait une vraie liberté dans le milieu de la danse, un esprit de tribu."
A la fin des années 1980, le collectif Lolita se dissout et les deux artistes fondent Système Castafiore. "C'est une famille de pensée, il était normal qu'on se retrouve..." Leur univers ne ressemble à aucun autre, ou alors à tous les autres à la fois, tant Barcellos et Biscuit semblent avoir, depuis dix ans, décidé de brouiller les pistes. Pour s'en convaincre, il suffit de voir Karl Biscuit, au soir de la première de La Semaine des quatre jeudis, attablé au restaurant du (très beau) théâtre des Salins, à Martigues, raconter avec une sincérité confondante l'histoire d'Ehmi Paglov, dramaturge tchèque et chantre du théâtre néoréaliste, dont l'un des ouvrages sur la muraille de Chine aurait servi de scénario à un grand péplum métaphysique hongrois dont il ne subsiste qu'une copie rayée et inexploitable que seul lui, Karl Biscuit, a pu avoir en sa possession. Le sujet de La Semaine des quatre jeudis serait donc un hommage à cet auteur ; et la muraille de Chine qui, comme chacun sait (et au moins Karl Biscuit), s'estompe à l'horizon d'où qu'on la regarde, une métaphore du monde. "On est donc condamné, ajoute Karl Biscuit, à une connaissance fragmentaire du monde ; beaucoup d'artistes en tirent une conclusion désespérante. Moi, je trouve cela jubilatoire."

Enoncé en termes de spectacle, cela donne les télescopages incongrus entre une geisha improbable, un pénitent terrifiant, de petits diables en combinaison blanche (à moins qu'il ne s'agisse de moutons tout droit sortis d'un ballet de cour) et quatre hommes-singes, le tout derrière un système de brouillage permanent de la vision du plateau. Avec les Castafiore, quand on croit avoir compris quelque chose, on s'aperçoit vite qu'on fait fausse route. L'illusion et la réalité s'entremêlent. Ils utilisent ainsi, à l'avant-scène, un voile de tulle tendu sur lequel sont projetées, en permanence, des images de brouillages, d'interférences, de bulles et de gouttes d'eau en mouvement, 0modifiant ainsi le regard et la perception de ce qui se passe sur la scène. "Notre dispositif, c'est une boîte noire - le théâtre. Mais on adore les vieilles machineries archaïques à la Molière et la modernité de la vidéo ou de la haute technologie."
Barcellos et Biscuit, deux noms aussi indissociables que Roux et Combaluzier - sauf que, chez eux, l'ascenseur ne monte pas, il s'égare, et nous avec, comme dans un rêve. Dans leur précédent spectacle, Récits des tribus Oméga, un pharaon cosmique dansait avec une créature du ive millénaire, toute de skaï noir vêtue, quelque part entre les anneaux de Saturne et un château médiéval. Vous suivez ? Non, mais cela n'a pas d'importance. A-t-on jamais reproché à Picasso d'avoir quitté sa période bleue, à Ionesco de pratiquer le théâtre de l'absurde et à Jarry de faire dire n'importe quoi à son Père Ubu ?

Leur imaginaire puise autant chez Jacques Tati que chez les philosophes postmodernes. Chaque spectacle est écrit dans les moindres détails, chaque solo ou ensemble est chorégraphié au cordeau. "Nous sommes fondamentalement attachés à l'idée de métier, cette idée si chère à Jean Vilar. Nous partons toujours d'un dispositif, pas de la danse ou de la musique. C'est une forme de théâtre rêvé, qui s'invente autour d'une équipe ; c'est en ce sens que nous sommes vraiment une compagnie. Quand on vient voir nos spectacles, on vient voir un travail de Système Castafiore, pas de Marcia Barcellos ou de Karl Biscuit." Ce qui ne les empêche pas d'avoir déjà signé, sous leur nom, deux chorégraphies remarquées pour les compagnies de ballet classique de Monte-Carlo et de Lorraine. Car pour Système Castafiore, la manière de décliner la vieille idée du "théâtre total" passe d'abord par la danse, perçue comme le catalyseur idéal de toutes les disciplines artistiques.
A la différence de nombre de leurs collègues, la pensée, chez eux, est de l'ordre du Gai Savoir nietszchéen. "Revendiquer la légèreté et le divertissement n'empêche pas d'avoir lu Jean-François Lyotard ou travaillé avec Jean Baudrillard ! Le postulat de la déconstruction de ce dernier, par exemple, nous a passionnés et nous avons travaillé directement sur ce sujet avec lui."

Système Castafiore ouvre la danse aux mots, pour les détourner. A un moment purement esthétique et chorégraphique succédera ainsi une saynète parodique conçue à partir d'un bout de dialogue de film de série B ou d'un extrait d'émission de télé-poubelle. Les interprètes pratiquent alors ce que Karl Biscuit appelle le "play-back". "C'est devenu une habitude, mais nous le revendiquons. Nous utilisons tous les vecteurs d'information. Ce qui nous intéresse, c'est de trouver un lien entre ces éléments bas de gamme... Avec tout cela aussi, on peut reconstruire du sens. Le monde existe dans cette diversité, comme dirait Edgar Morin. L'humour n'est ni laid ni stupide. Nous partons d'un point de vue poétique sur le monde. On mélange les genres parce que, pour nous, la vie est comme cela. Autrefois, les artistes bâtissaient des systèmes, comme le constructivisme, le sérialisme... Ils croyaient pouvoir résoudre ainsi les questions que leur posait le monde. Nous sommes plutôt dans un processus de réconciliation, comme entre le figuratif et l'abstraction. On vit dans un monde désespérant - on le sait, on vient du punk... Mais, voilà, nous avons décidé de renoncer à cette désespérance."

Philip de la Croix


Commentaires

Articles les plus consultés