Entretien avec Bruno Latour, initiateur de l'exposition "Iconoclash"
Mardi 14 mai 2002
(LE MONDE)


"Nous voulons essayer de changer le regard des gens".

L'initiateur de l'exposition de Karlsruhe, qui en est également l'un des commissaires (aux côtés de Peter Weibel, Peter Galison, Dario Gamboni, Joseph Leo Koerner, Adam Lowe, Hans et Ulrich Obrist, ainsi qu'un comité d'experts réunissant Hans Belting, Boris Groys, Denis Laborde, Marie-José Mondzain, Heather Stoddard) est philosophe et sociologue. Il enseigne au Centre de sociologie de l'innovation de l'école des Mines, à Paris.

Le visiteur ne risque-t-il pas d'être déboussolé par cette exposition ?

Ce n'est pas une exposition d'art, c'est une exposition d'arguments. Donc il faut accepter que l'accrochage ne ressemble pas tout à fait à l'accrochage habituel, où vous avez des objets qui vous intéressent pour eux-mêmes, et où vous n'avez pas à vous demander la raison pour laquelle ils sont là. Ici, on ne sait pas forcément quelle est la raison de leur présence, à moins de lire le catalogue, mais on sent qu'il y en a une. Je crois que nous évitons le didactisme et proposons une expérience visuelle forte. Voyez cette salle où une vidéo montre des moines en train de redorer une statue de Bouddha. Elle arrive derrière des images de la révolution culturelle et de la reconstitution d'une série de stupas. Avoir ça, une Pieta de Moulins et Lénine... Je trouve formidable de voir qu'on a pu réaliser toutes ces idées dans l'espa! ce. Mais je ne suis pas critique d'art.

Ne fallait-il pas être plus didactique ?

Nous n'avons pas voulu être trop didactique, avoir une ligne. Nous ne sommes pas forcément d'accord entre nous. Nous voulons seulement essayer de changer le regard des gens sur les différents objets. Nous montrons dans une même exposition une petite chambre de Luc Boltanski sur la guerre des images dans l'avortement, la dispute pour savoir s'il faut être intuitionniste ou formaliste en mathématiques et la grande dispute sur la fin de l'art moderne, parce que nous pensons que chacun des types d'images modifie en quelque sorte la vision des autres.

Vous dites que vous n'êtes pas d'accord entre vous. Sur quoi ?

Peter Weibel [le directeur du ZKM] est un iconoclaste fondamental. Il a toujours fait des expositions iconoclastes. Pour lui, ce n'était pas facile d'envelopper cette affaire dans une couche d'incertitude sur le statut de l'image et ce qui s'est passé dans l'histoire de l'art contemporain. Il n'y a pas d'accord ni sur l'art contemporain ni sur le lien avec la théologie ou avec l'image scientifique. Dans sa dernière conférence, il a expliqué que l'art allait disparaître dans l'image scientifique. Ce n'est pas ce que les spécialistes des sciences défendent. Ils disent que les images scientifiques ont l'avantage d'être artificielles et néammoins capables d'objectivité. Est-ce qu'on ne peut pas réutiliser ce modèle pour comprendre d'autres querelles d'images ?

Mon propos n'a jamais été de chercher l'unanimité, mais de compliquer l'acte de destruction de l'image : montrer que les destructions d'images sont des créations d'images, qu'entre le marteau qui casse et la chose cassée il y a une petite incertitude, que les images des sciences fournissent un modèle extraordinaire de puissance alors qu'il n'y a aucune représentation mimétique, qu'il y a un empilement de séries d'images de nature très bizarre qui n'a pas encore été vraiment prise en compte dans la tradition artistique.

Le ZKM est un haut lieu de création et de conservation d'images issues des nouvelles technologies. L'exposition n'en tient pas tellement compte...

Nous n'avons pas voulu trop d'interférences avec le musée du ZKM, donc nous n'avons pas insisté sur la vidéo. Il était facile de le faire, comme il était facile de développer un quatrième domaine : la politique. A part le Lénine, nous ne l'avons pas traité directement, exprès. Nous voulions être en amont du problème de la nouvelle image vidéo, où il est facile de voir ce qu'est un flux d'images, qu'une image est une série d'instructions pour la suivante. Nous voulions être en amont de la politique parce qu'elle est partout distribuée dans l'exposition, et que la confiance ou la méfiance qu'on a envers les représentations politiques dépendent entièrement de la conception positive ou négative qu'on se fait des images et de leur fabrication.

Propos recueillis par Geneviève Breerette


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