Petit extrait de littérature tranchante

Allégeance

"Vous gesticulez la nuit en écoutant des morceaux hargneux, seul dans la libre surface étriquée entre la table et le lit, le corps cassé sourd à tout ce qui ne casse pas les genoux — le sang cogne, le sang voudrait jaillir.

Vous faites des pompes jusqu’au craquement des épaules, jusqu’au souffle infime filet tordu.
Vous courez le long d’un fleuve dans une ville que vous ne voyez plus. Des heures où la foulée va s’amplifiant : les jambes exultent, la poitrine épouse la vibration de l’air.

Vous buvez une trentaine d’heures d’affilée, des litres de n’importe quoi dans n’importe quel ordre, la fatigue de la nuit blanche vous oblige à cesser, il y a pénurie de cocaïne ces jours-ci, vous allez vous coucher dans un parc, transparent enfin à toute chose, bénissant les quelques amis imaginaires que vous n’avez cessé de vous inventer depuis la veille, de bien réels errants parfois qui font semblant d’y croire au zinc.

Vous frappez un imbécile qui vous a parlé d’elle. Son sang gicle sur votre dernière chemise propre. Il finit par avoir le dessus, votre bouche est dans le caniveau, il vous casse quelques côtes, des dents peut-être, vous riez. Vous entendez les coups l’enculé qu’il vous donne du métal de sa botte, vous pleurez de rire, vraiment c’est trop drôle, votre viande imbibée d’alcool ne sent rien.



Vous vous branlez éperdument au-dessus du lavabo, cerné par d’aigres néons jaunes.



Vous essayez de vous faire chasser de l’hôpital, vos assiduités vont à toutes les infirmières, de tous âges, toutes, pas de quartier. Un reste de pudeur vous retient auprès du personnel masculin. Ça marche. On vous fait signer une décharge au bout de deux jours.

Vous imaginez vous retirer chez les Trappistes à Soligny, toute votre vie rejaillissante entre la cellule et quelques pas dans le bois le soir, toute la vie dans l’intime corps à corps avec Dieu, le silence. Vous imaginez le désir très vite derrière vous, la bête crispation du désir, les gestes pris par la tâche et la prière.


Un matin vous allez la guetter à la sortie de l’école, une heure tapi derrière un bosquet. Elle ne sort pas.


Vous tombez sérieusement malade, comme des bouffées de chaleur qui vous scient les os, vous délirez, vous avez peur de mourir, vous récitez des Notre Père, vous vous moquez de vous, je vais te cogner la tête contre le mur vous vous dites — elle vous raille elle aussi, se tord de rire dans les ombres de la chambre.

Vous vous préparez.

Vous vivez à la surface de vos cuisses, de vos épaules, avec l’envie, les images, les gestes sus par cœur à force, les gestes impossibles imaginés.


Concrète au creux des paumes et dans l’articulation des doigts, la possibilité se terre, précise, de tuer, le geste tapi aux jointures. La possibilité de voir la douleur chez un autre, de supporter sa douleur. Le bonheur de jouir de la douleur de cette petite pute qui vous a trahi.

Les ultra-sensibles comme vous sont les pires, avec leurs larmes toujours prêtes sur les yeux, dont le déclencheur est placé très bas, qui peuvent basculer très vite, vers cette possibilité, ce bonheur à l’affût dans les mains, beaucoup plus facilement que ceux, la plupart, tous, que le sang n’effraie pas, le cri, ceux que la terreur d’autrui ne terrasse pas, ceux qui se contentent de ça chaque jour, du cri, de la terreur d’autrui, ceux-là, tous.

La femme qui pleure un peu vous terrifie, mais si un jour, si une seule fois un jour, demain, tout à l’heure, si vous regardez sans émotion un visage qu’ont chiffonné des mots sortis de votre bouche, si vous vous amusez de ses traits déchirés, il est probable que vous pourrez la violer avec une facilité bouleversante."

(...)

Alban Lefranc
novembre 2002
inédit

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